Les oliviers, Skyros, Agios Fokas, 2020

Ce qui reste de la ressemblance,

février 2021

par Jean Cartier-Bresson

Entretien

Jean Cartier-Bresson
À la suite des corps et des végétaux, le tronçon d’un tronc de chêne ou des oliviers noueux et ondulants te permettent deux nouvelles séries travaillées de façon concomitante. Tu as parlé de portraits d’arbres, pour expliquer que tu les choisissais comme on choisit un modèle peint depuis longtemps et devenu familier. Je dirais alors qu’il s’agit de portraits d’arbres sans têtes.

Commençons par le tronc de certains chênes que tu choisis pour leur forme massive. Les pieds sont inexistants et ils ne portent pas d’ombres sur le sol comme dans ta série sur l’allée de palmiers. Rien de vaporeux ou de dilué. Les couleurs sont comme les flaques terreuses de la peinture allemande contemporaine. La pâte, solidifiée et animée par de petits sillons sombres, est rehaussée par quelques aplats de couleurs vives. D’où vient ton envie de peindre ces arbres de si près ?

Agnès Lévy
Je me souviens avoir été marquée par la peinture de l’orme de Constable : le cadrage rapproché du tronc permet de voir l’écorce fortement craquelée, telle la peau d’un crocodile, mais encore très réaliste. La réinterprétation de ce tableau par Lucian Freud fait un pas intéressant vers un arbre corporel, très en chair. Me sont aussi revenues l’image du saule pleureur de Monet du musée Marmottan et celles de certains arbres de Van Gogh, dont celui du Semeur utilisé par Bacon dans son hommage à Van Gogh. À l’époque, après avoir travaillé à une série de torses sans têtes avec des modèles masculins, je peignais déjà in situ dans le parc de Marcillé. J’ai mis de côté ces peintures dans un coin de ma tête.

De nouveau disponible une fois achevée la série des troncs d’hommes ou des palmiers, j’ai confronté à de nouveaux modèles ces images puissantes d’arbres que j’avais gardées en mémoire et cela m’a permis immédiatement une grande liberté de traitement de la couleur.

Lorsque je me suis intéressée au motif de l’arbre, une vision de près m’est alors venue comme une évidence, comme lorsque j’avais traité les torses de mes modèles. J’ai choisi, dans le parc angevin où je me suis installée, certains vieux chênes massifs. J’ai souhaité peindre un arbre unique, en cadrage serré, isolé de son environnement, une vision rapprochée s’apparentant à un à bras-le-corps et remplissant ma feuille. J’ai coupé de ses extrémités chaque arbre cadré au ras du sol sans ses racines ni ses feuilles. Peindre les feuilles de chêne ne m’intéresse pas, ce n’est pas mon sujet. J’ai désiré capter la puissance du tronc, son écorce, sa croûte épaisse, nerveuse, craquelée. Je m’intéresse aux chênes qui ont des nœuds proéminents, des accidents parcourant le tronc, avec des branches vigoureuses mais tordues à hauteur de mon regard. Je parle donc effectivement toujours du corps, mais autrement.

JCB
À la suite d’une première série, les oliviers n’émergent plus comme des arbres entiers à flanc de colline, ton regard s’est rapproché. Le paysage a disparu, on perçoit juste un ou deux troncs et certains faisceaux de badines.

AL
Je retrouve avec les oliviers une présence corporelle. Ils ont une taille plus humaine que les chênes. À la suite de mes précédents voyages à Skyros, j’ai choisi d’isoler deux oliviers enchevêtrés par leurs racines expressives et volumineuses surgissant du sol, dont le feuillage représentait pour moi une masse colorée et changeante, transpercée par la vibration d’une lumière presque trop forte et où perçait un petit coin de ciel bleu. Je les ai cadrés de leur enracinement jusqu’à la masse feuillue que j’ai traitée comme un ensemble de taches. Ce n‘est pas la texture lisse de l’écorce qui m’attire, mais plutôt le mouvement en torsion, noueux et dansant du tronc qui me conduit vers une expression peut-être plus tourmentée. La lumière crue de l’été en Grèce produit sur les troncs des ombres brutales faisant apparaître des bandes et des fuseaux juxtaposés clairs et foncés extrêmement tranchés. Pour restituer cette violence avec un peu d’audace, j’utilise des contrastes que je trouve excitants : des rose chair, du mauve, des orangés, contre des verts tirant vers le noir. J’ai le sentiment de peindre non seulement leur danse dans la lumière mais leurs entrailles, tels des écorchés de troncs. Cela crée une tension entre des tons lumineux et des tons organiques.

 

JCB
Mais à la différence des chênes, tu m’as dit que tu ne pouvais pas retravailler ce motif dans ton atelier de Paris. Pourquoi ?

AL
Coupée du soleil, de la chaleur, du vent, et du paysage grec, il m’a été impossible de retrouver jusqu’à présent à l’atelier les sensations qui m’inspirent cette organisation de la couleur. De ce fait, contrairement aux chênes, cette série reste liée à un travail in situ.

 

JCB
Raconte-moi alors comment tu poursuis ce travail sur ces troncs de chênes.

AL
J’ai souhaité prolonger dans mon atelier le travail commencé immergée dans le paysage à Marcillé et j’ai donc dû trouver une solution pour y parvenir. J’ai alors commencé à prendre des photos avec mon iPhone comme des notes, des aide-mémoire dont je pourrais me servir pour continuer à développer la série. Ce n’était possible qu’à partir du moment où j’avais déjà observé, peint plusieurs fois et donc constitué une mémoire visuelle et gestuelle. J’ai ainsi continué la série en m’appuyant sur ces photos, mon iPhone dans une main, mon pinceau dans l’autre.

Cela m’a permis de prendre une certaine distance avec mon modèle. N’étant plus happée par l’urgence du dehors, des variations atmosphériques, du temps compté et des tensions que me procure le face à face avec le sujet qui déterminent en partie mon vocabulaire pictural, je peux dans l’atelier expérimenter des cadrages encore plus serrés où le tronc envahit la feuille. Ne plus travailler dehors dans le froid et le vent avec des chants d’oiseaux et des odeurs, cela se compense dans l’atelier par une autre temporalité, plus calme, plus réflexive, avec d’autres gestes et une lumière plus stable. Mais en y réfléchissant, je n’aime pas trop cette lumière stable et donc j’opère ce va et vient entre ma feuille et l’image de mon iPhone, restituant ainsi les variations du temps au sens climatique.

 

JCB                                                                       
Venons-en à la dynamique de la série, une forme que tu aimes. Quand tu en commences une nouvelle, est-ce parce que tu as épuisé la précédente ? Comment cela se passe-t-il ?

AL
Chaque série a sa propre logique et il existe toujours une continuité et des ruptures formelles entre les sujets. La série des allées de palmiers a pris son sens avec le rythme des saisons au cours d’une année et l’effet de la lumière durant une journée en gardant le même point de vue. Mais plutôt que l’arbre palmier, c’est l’alignement des palmiers et leur ancrage au sol provoquant une alternance des ombres et des lumières, qui m’a inspiré un champ de couleurs.

Dans ce même parc dont je suis familière, à force de côtoyer toutes sortes de grands arbres, je pense que m’est venu le désir de traiter vraiment l’arbre en plan rapproché et isolé. Alors une nouvelle série est apparue, celle des troncs de chênes. J’ai commencé à travailler in situ, chaque peinture venant après l’autre et constituant au fur et à mesure un ensemble de variations. La variation permet l’exploration du motif. Cela n’a rien à voir avec un procédé répétitif. La dynamique de la série n’est ni l’amélioration ni l’approfondissement ni non plus l’aboutissement d’un travail, c’est un enchaînement. Travailler sur un même motif, c’est d’abord ressentir le plaisir de continuer à le peindre puis de prolonger un rituel agréable et rassurant. Et malgré tout, comme le dit Markus Lüpertz, « le nouveau tableau naît toujours de l’insatisfaction que laisse le précédent ». Peindre une série c’est donc avoir envie de multiplier les tentatives, les découvertes, les explorations, c’est creuser une voie, la labourer, malmener son sujet qui va te bousculer à son tour, c’est enfin éprouver la nécessité d’être radicale jusqu’à ce que les solutions faiblissent puis s’épuisent. Alors surgit le besoin d’un autre cycle. D’un travail naît le suivant.

 

JCB
Revenons à la couleur et au choix de tes médiums.

AL
La couleur occupe une place essentielle dans mon travail quel que soit le médium. J’ai toujours plaisir à découvrir un nouveau matériau et il est nécessaire de trouver celui qui est le plus approprié à un sujet. Au début, j’ignore encore quel support et quelle technique je vais choisir. Cela se décide soit parce qu’il y a nécessité d’un changement ou d’une rupture, soit parce que je repars du travail précédent. Au fur et à mesure de l’avancée du thème, l’élaboration se précise et le choix s’impose.

Pour les chênes, aux petits formats du début ont succédé de grands formats peints sur une ou plusieurs feuilles. C’est la monumentalité de l’arbre qui m’a imposé la taille du papier, puis ensuite le médium. Celui-ci s’est transformé en fonction du développement de la série, passant du mélange d’aquarelle japonaise et de gouache à la peinture à l’huile. Mes couleurs viennent spontanément par l’observation du motif.

 

JCB
Peux-tu expliciter ce passage de l’aquarelle japonaise à la peinture à l’huile ?

AL
Au départ, dans le paysage, il m’est apparu qu’en raison du contexte en extérieur, des conditions climatiques, de la lumière changeante, il fallait adopter une technique transportable permettant de travailler rapidement et qui soit adaptée à mon état de tension pour saisir mon sujet. J’ai d’abord choisi de peindre avec de l’aquarelle japonaise pour sa gamme subtile aux couleurs intenses, que j’ai assortie ensuite de gouache. Face à la puissance du chêne m’est en effet apparue la nécessité de remplacer la transparence de la peinture à l’eau par la densité de la peinture à l’huile. J’ai éprouvé le besoin que la texture devienne plus épaisse ; j’ai superposé des couches et recouvert les surfaces de couleurs et de traits de pinceaux.

En parallèle, je peignais ma série des oliviers d’Agios Fokas, née d’un cycle de voyages en Grèce. J’étais soumise aux aléas du transport, de la mobilité et du temps compté. C’est pour ces raisons que j’ai dû adapter ma technique en gardant le médium de la peinture à l’eau, mais en ajoutant des aquarelles encore plus pigmentées. La couleur est alors devenue plus opaque et violente.

 

JCB
En regardant ces deux nouvelles séries, j’y trouve une expression relativement dramatique et des tons de plantes froides et humides du monde d’en bas au regard de ta série de dahlias aux couleurs vives quasi odorantes.

AL
Les dahlias étaient une suite graphique, chatoyante, aérienne, sans doute plus décorative. Les arbres peints n’ont rien d’évanescent : les vieux troncs sélectionnés sont boursouflés. J’ai choisi de peindre le chêne, l’épaisseur de son écorce : entailles, nœuds, cicatrices.

Gérard Pénot, l’artisan du parc dans lequel je peins dit que « les nœuds des troncs sur les chênes sont des cicatrices d’anciens départs de branches qui ont disparu, la plupart du temps par élagage. C’est l’écorce qui se reconstitue avec la contrainte du départ ancien, d’où cet aspect contourné, là où une plaie s’est ouverte ». J’aime cette idée de blessure et de processus de reconstitution. Ainsi, les nœuds modèlent mes troncs peints par des touches nerveuses, des strates de couleurs contenues dans la surface de mes aplats. Ces accidents ont inspiré mon traitement pictural brutal, cru, presque violent, peut-être dérangeant par le choix des grands formats et des cadrages. J’ai superposé sur des couches de peinture mes traits, tels des stries, des zébrures, des rayures, des griffures. Mon choix de la couleur s’est orienté vers des rose chair, des ocre, des terre, des vert sombre qui traduisent une vision corporelle de l’arbre, une vision organique, une carnation.

Ce qui m’a intéressée avec les deux oliviers c’est le mouvement de leurs troncs noueux, tordus comme deux vieux corps qui dansent sans légèreté. Ils sont privés d’une écorce épaisse mais revêtus d’une pellicule peau ; je les ai sculptés sous la lumière éclatante, avec des bandes de couleur épousant leur mouvement jusque dans leur intériorité. Je les vois comme des écorchés de troncs.

Il y a donc une sorte de dramaturgie dans ces choix de peinture. J’ai voulu peindre l’intériorité de ces arbres centenaires mais nerveux et vivaces, peindre leur chair, une chair entrailles avec ses veinures, plutôt qu’une chair peau.

 

JCB
Pourquoi as-tu besoin d’un sujet, sachant que quand je mets le nez sur un de tes troncs je nage dans un assemblage de taches de couleurs pures qui, à cette distance, se suffisent à elles-mêmes et m’offrent une petite pièce abstraite d’un puzzle de tronc qui devient « portrait » quand je m’en éloigne ?

AL
La peinture d’un tronc ne sert pas à retrouver l’arbre dont il provient dans le parc ; elle le transforme plutôt en un tronc universel, un symbole imaginé par moi. Le sujet m’est nécessaire mais il est prétexte au travail pictural et à toutes ses tentatives. C’est sans doute par la couleur que je m’affranchis de toute approche réaliste. Cependant, si la réalité déclenche un jeu libre avec la couleur, le sujet demeure présent et lisible même si ma traduction de l’espace n’est pas donnée par un effet de perspective. La couleur, chahutée par le graphisme des traits et des hachures cherche à produire une tension entre figuration et abstraction.

Par exemple, pour mon cycle de chênes peints dans l’atelier, j’ai à nouveau observé les tableaux de Schnabel, Baselitz et de Kooning. Leur peinture correspond à mon désir de faire éclater le motif, de l’oublier, ou au moins de le brouiller dans la liberté des taches et des gestes. Peindre un morceau d’arbre et non un arbre dans son espace est lié à ce besoin d’effacer le motif afin qu’il devienne moins visible et qu’il laisse place à l’énergie de la couleur et du trait.

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Entre 2018 et février 2021 Agnès Lévy a peint 80 troncs de chêne sur papier et 45 oliviers d’Agios Fokas (Skyros) qui font partie de la série des paysages avec collines et de la série des oliviers isolés.