Carnets à plis, 2009/2014

Fondation d’Entreprise Coffim   

Paris 2002  

Daniel Dobbels 

Catalogue 

Le pas du corps, ce pas du corps immobile qui veut aussi que cela ne marche pas alors que, terriblement, presque insensiblement, il avance ou s’avance vers ce qui serait moins un espace qu’une zone nue – une nudité enfin inversée.
Inversion plus profonde que le renversement – du haut en bas. Ici, dans les dessins d’Agnès Lévy, à la différence (peut-être) de certaines toiles de Baselitz, le corps ne tourne pas sur une position initiale pour rétablir une symétrie qu’aucune force ne désaxerait réellement. L’inversion, chez Agnès Lévy, fait que la tête s’efface par le bas, se perd d’elle-même pour que se révèlent d’autres traits d’esprit propres au corps acéphale, celui-là même que Michaux appelle de ses vœux dans le texte intitulé Danse (1938) : “On préférerait dans le secret de soi un corps plus uniquement corps (corps : émouvant infirme)… sans tête, beau bâton blanc, sorte d’amant acéphale de la Mère Terre, infirme écoutant avec ses veines et son occulte, libéré du Maître cerveau, véritablement perdu dans la Ténèbre de son ivresse” (O.C. Pléiade, t. I p.698).

Cette tête se perd mais ne meurt pas. Cette acéphalité reste étrangère à toute forme (comme à tout fantasme) de décapitation. La tête, avec une simplicité déroutante, cède le pas au corps. Elle passe même dans le corps – non pour le hanter, mais pour y prendre d’autres traits ; sourde à elle-même (à ce qui l’obsède) pour mieux laisser sourdre ces forces d’attrait sur lesquelles veille un corps nu (cette étrangeté radicale qu’est le nu dans le corps).
Forces qu’Agnès Lévy saisit, sans perdre un instant la mince conscience d’un équilibre menacé de précarité, autant par le regard et la main que par l’écoute. Elle voit autant qu’elle entend, au sens où le corps, porté, même très discrètement, par la danse, passe sous le silence (celui des organes, des choses, du monde, des autres en ce monde), passe sous ce qui le passe sous silence, maintenant sous le crissement, le froissement, le travail des outils et de la toile, une part sans bruit, part qui est le secret du dessin. Ce serait à cette condition (la précarité tenue comme temps) que se révéleraient ces insignes accentuations, ces croisements, ces enchevêtrements, ces zones nues, ces pulsations et ces battements, veinant une surface qui n’est plus alors close ou simplement muette, ridée par le seul désir ou le vieillissement. En surface monte ce que, précisément, la surface ne sait ni effacer ni enregistrer : le frémissement d’un corps sauf des profondeurs (presque sans passé).
De la peau à la toile, du premier au dernier plan, le corps sans origine cherche ses passages : même immobile ou immobilisé, il ne cesse de se frayer une voie qui n’appartiendrait à aucun registre connu et, pour y parvenir, dépose ses forces en trop, faisant légèrement saillir la veine la plus nue, celle qui conjugue dans un même trait le sang-froid le plus grand et la fièvre la plus enivrée. Sous chacun de ces traits, Agnès Lévy entend battre cette veine qui n’obéit, au-delà de ses propres ébriétés, qu’à sa loi d’attraction.
C’est en ce sens que les corps dessinés par Agnès Lévy ne semblent et ne sont pas désorientés ; qu’ils ne chutent pas, ne s’élèvent ni ne lévitent, pas même suspendus au cœur d’on ne sait quel espace transitoire (leur position n’est ni embryonnaire, ni fœtale, plutôt de délivrance…, sujette à un second accouchement…).
De quelle croche, ces corps tenant l’inverse, cherchent-ils l’ombre ? À quelle portée, désirent-ils la destiner ? De quelle force de retournement – tous semblent pivoter autour d’un énigmatique point central – sont-ils les acteurs à la fois serrés et dépris ? De quelle absence de drame voudraient-ils témoigner ?
Les réponses, sous-calquées, se tiennent peut-être dans un à-côté lui-même nimbé, taché, drapé, celui d’une puissance latérale : puissance étrangement vaine (veine) et indestructible d’unités de corps découplant chaque corps unique sans en altérer mortellement les traits. Communauté inversée ?
“… La rage des vents les maintient encore dévêtus. Contre eux vole un duvet de nuit noire”. (René Char, Le NU Perdu).

26 janvier 2002