Galerie Philippe Gand
Paris 1991
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par Bruno Paradis
Peindre les affects du corps
Les corps dessinés par Agnès Lévy exhibent la puissance créatrice de l’affect. Assis, allongés, rétractés, exposés, offerts ou abandonnés, ils jouent avec les postures afin de briser les résistances que l’humain rencontre dans ses os et ses articulations. Le corps se cherche et il tourne sur lui-même. Il veut la beauté, l’équilibre, mais il trouve l’excès dans des lignes qui enflent et se tordent ; il veut la force, mais il trouve la Consomption dans un estomac qui se creuse sous les côtes; il veut un visage, mais il se réalise dans la pliure d’un genou enserré dans une main ferme. Les formes sont ainsi emportées dans un double mouvement qui déplace les centres de gravité vers les cuisses, les épaules ou les pieds et qui ouvre le corps masculin à sa propre féminité. Génie tutélaire des corps, I’affect est le vrai principe vital.
A la différence de la perception qui nous entraîne dans un jeu de miroitements où les figures s’instancient et se figent – nettes, distinctes et policées -, l’affect intériorise les sollicitations et les appels des autres corps. Il ne s’agit pas seulement de vivre, mais d’éprouver et de développer des intensités : souffrance, joie, abandon, jouissance… Chacune de ces passions excède l’organisme et creuse en lui des volumes d’expression. Le muscle n’est pas manifestation de la virilité, il est la légèreté du sentiment qui s’est insinué dans le corps et la fragilité d’une tension qui peut s’effondrer. Dessiner et suivre un mollet, c’est rejoindre la matière vivante pour faire résonner ses rythmes, ses chaleurs et ses appétits. Les muscles roulent et saillissent. Les veines coulent, abondantes. C’est ainsi que I’affect donne un corps à la matière vivante : il rend sous forme de pose les événements qui se trament sous la surface de la peau. Le vieux monsieur dans son costume noir s’élance, vif ; il porte la vigueur que la femme en blanc abandonne. La dame s’est arrêtée et se laisse envahir par le calme, l’assurance et la sérénité du mouvement voisin. Chacun est là. L’important n’est pas dans le partage d’une existence mais dans l’allure que les corps se sont donnés avec les années.
Mais l’affect a d’autres vertus. Il nous libère des délimitations et des pesanteurs imposées par la vie et par l’ordre qui l’accompagne. Littéralement, il nous renverse. Toutes les positions vacillent et les masses se mettent à flotter. Elles montent ou elles descendent. Elles glissent. Les individualités se dissolvent pour ne plus être que les vecteurs d’un immense flux sensuel. Les corps sont transportés, émus; ils sont traversés par des étreintes amoureuses qui courent dans l’ensemble de l’espace pictural. Délicatement posées sur la poitrıne, les mains captent les flux qui serpentent à travers la matière vivante et les redistribuent sur une cage thoracique pleine et incandescente. Les corps se multiplient et se donnent dans cette dérive aérienne parce que l’affect est, par essence, pluriel et distributif. Ayant pris la place des yeux – trop personnels, trop cérébraux -, les mains vont générer une spatialité charnelle et dense.
Agnès Lévy va ainsi développer la puissance tactile et matérielle de la couleur. Les pigments de la chair flamboient. Les ombres des courbes s’esquissent, tandis que le grain de la peau introduit ses vibrations et ses frémissements. La couleur irradie sous forme de stries. Elle ne couvre pas une surface, elle dégage et crée une figure. Ce sont de longues raies de rouge, de bleu ou d’orange. Des raies qui se superposent, se croisent, insistent pour galber et zébrer la matière. Mais ce peuvent être aussi de minces traits noirs qui se sont échappés et qui filent. Des restes, des percées, ou des tentatives. Rien n’est cerné, mais tout palpite et s’épanche. La striation est expansive et procède par retours, ajouts et adjonction de nouvelles zébrures. Il s’agit toujours de relancer le trait pour donner toute son amplitude à la carnation. La couleur est l’intensité magnifiée. La pure apparition de l’affect.