Carnet à plis n°18, 2012

Carnet Leporello n°18

par Robert Albouker

Quatorze fois Pachypodium bispinosum comme Monet peint quatorze fois une cathédrale. Et il y a d’autres carnets, d’autres planches consacrés à cette plante ou d’autres parmi les cactées et apparentées qui, en été, bordent le balcon de l’atelier de l’artiste et le devant de sa grande baie vitrée, retournant à l’intérieur dans les coins au fond quand il ne fait plus beau. Pachypodium. Pied épais. Plus exactement, une tige qui se renfle comme une outre quand elle sort de terre pour former un réservoir d’eau que la plante renforce en faisant du bois autour de son écorce pour se protéger du milieu semi désertique et pierreux de la Province du Cap en Afrique du Sud.

Et que voit-on ? Les plantes vivent fichées dans le sol dont elles tirent les substances qu’elles transforment en énergie en s’exposant à la lumière. Pour les montrer, Agnès Lévy agit à la manière des botanistes qui libèrent du sol les parties enterrées et les racines pour soumettre au regard toutes les parties. Des raisons différentes l’amènent à redoubler l’artifice tout en inversant le propos. Plutôt que tout donner à voir de Pachypodium, elle supprime les parties qui le rattachent au soussol, pour ne garder que la partie que sa déformation rend singulière. Soit la seule partie renflée de la plante surmontée de sa coiffe épineuse coupée court par le haut de ses feuilles.

On dira ces pieds épais sont ivres, déracinés et ne tenant au ciel que par une chevelure écourtée. Pourtant, ils ne sont pas sans forme. Ils ont celle, cambrée, d’un pied qui se creuse entre le rebond partant vers les orteils et celui qui remonte au talon. Sur chacune des quatorze planches une fente originaire divise leur masse épaisse à partir de sa base en parties opposées, à la manière de la nervure alimentant les feuilles des arbres. Pour donner toute sa force à cette involution profonde qui signale la naissance de la déformation subie par la tige pour prendre forme de réservoir, l’artiste supprime également le court segment subsistant en tant que vestige de ses premiers progrès pour sortir de terre. Supprimant également cette partie plus ancienne, elle sépare son motif de sa cause, achevant de le simplifier pour le faire apparaître en tant que pur effet du processus de métamorphose imposé à la plante pour persévérer dans son existence.

La manière d’Agnès Lévy se révèle ici dans son exigence. C’est sur les planches de son carnet que ce pied épais doit s’élever. Sous sa main que cette tige plus large que longue doit révéler le détour par lequel la plante se hisse vers la lumière. Sans fond, ni attache à quoi tenir, Pachypodium flotte librement sur les doubles pages du Carnet 18. De son point bas à son point haut situé sur un même axe vertical, on voit sa forme s’évaser, se faire ample jusqu’à occuper tout l’espace de la page, avant de briser son essor et se refermer selon une courbe opposée jusqu’au cratère à son sommet, d’où lui sort une coiffe. Puis, selon une même courbure d’arc tendu au maximum par une corde, on la voit s’étaler sur la page opposée jusqu’à se refermer. Avec à sa base ce qui semble un sabot fendu ou la réunion de deux pieds minuscules chaussés d’escarpins et liés serrés, on croirait voir une énorme paire de cuisses boudinées qui se rejoignent pour montrer la boursouflure d’un large pli ventral exhibant ses pilosités à la manière indigne d’une Nana de Nikki de Saint Phalle.

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L’artiste a eu follement envie de posséder un pied d’éléphant naturalisé au temps ou elle réalisait le Carnet 18. Faut-il en déduire que si ce qu’on voit ressemble à quelque chose se serait à cela ? Disons que oui. Oui, si les doubles pages du Carnet 18 émerveillent le regardeur, c’est bien d’être peuplées de pieds d’éléphants ou quelque chose de ce genre. Quel genre ? Précisément, de n’en avoir pas d’autre que celui qu’on lui voit. Une masse plus large que haute affublée d’une invagination à son fondement et portant coiffe en place de tête. Chose déformée, poétique et orpheline que le Carnet 18 pare des plus beaux atours offerts par la couleur et la lumière.

Ce qui émerveille c’est la peinture. Les couleurs miroitantes sur les feuilles, la touche rythmique de l’artiste. C’est le travail de la main. Plutôt d’un maçon ou d’un sculpteur, que celui d’un peintre qui subordonne sa main à ce qu’il voit. Sorte de mur qui interrompt le regard, le mobilise au milieu de l’image. Sans forme à embrasser, ni trajet de reconnaissance qui engage une lecture. Ce que montre chaque planche se signale plutôt par l’absence de traits analysant la forme en parties d’un tout. Prenant parti pour ce qu’elle dépeint, l’artiste tente moins de définir son motif que d’en restituer le processus. Elle le poursuit de sa touche, épouse sa propension à étirer l’involution dont il nait au gré de sa tendance à croître et se déborder. En dresse une cartographie. A charge à qui regarde de suivre les riches informations données par ses touches serpentines tandis qu’elles s’ourlent pour se reprendre en frises ornementales. De ressentir la valeur rythmique de chaque touche pour ce qu’elle répète ou ce qu’elle varie : selon l’intervalle, la direction, l’empâtement, la courbure, la couleur. D’en tirer les indications de relief, la topologie des lieux qui s’en dégage, leur exposition, les continuités qui les relient. Enfin, de deviner une géologie sous les accidents qui les séparent. Sans que rien ne mette un terme à l’impression d’étrangeté.

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Pour restituer la vie dans ce qu’elle a d’intense, c’est à dire en tant qu’énergie, Agnès Lévy ne s’arrête pas à la peau ou à la surface des choses. Au contraire, les cactées, plus particulièrement les Pachypodium, marquent l’attirance de l’artiste pour une forme de vie qui distingue son dedans et son dehors sans y mettre trop de rigueur. Leur peau semble en effet déjà de la chair, tant on y trouve d’involutions, de crevasses, de parties sèches devenues stériles, qui rencontrent son attrait à faire son profit de chaque pli pour descendre sous la peau et ressentir la combustion des énergies qui alimentent la machine vitale,

A l’inverse de cette manière, certaines des quatorze planches du Carnet 18 montrent le pied épais du Pachypodium à fleur de peau, révélé à travers les turbulences d’un prisme d’air chaud et de lumière indéchiffrables par l’œil sans l’intelligence ornementale de la main. Splendide singularité, il apparait baigné de la lumière d’été. Sa surface striée de rides, nimbée du nuage irisé formé par les collisions des particules lumineuses réfléchies en toutes directions par ses accidents innombrables.

On ne dira pas que l’œuvre trouve là un terme ou un nouveau départ. Il s’agit d’un moment singulier. D’une scansion qui ramène l’artiste à la pure joie de peindre. Pourtant, après le Carnet 19 qui suit de près, les cactées laissent place à un long excursus dans le monde très féminin des fleurs. Dahlias et pivoines viennent peupler les planches peintes par l’artiste, dont la figuration est une descente jusqu’à une chair paradoxalement située à fleur de peau. Au sens ou les pétales des fleurs sont toute chair déployée et faite surface.

Plus généralement, l’œuvre d’Agnès Levy connaît une double mutation. Mutation évidente quant au choix des motifs. Mutation plus profonde de son art de peindre, de sa manière. Après de premiers portraits à partir de photos de magazine, l’artiste prend des modèles et s’éloigne du portrait d’une personnalité ou d’un caractère pour extraire de son motif une figure que sa généralité abstraite élève au symbole.

Du maitre qu’elle reconnaît en Picasso, elle prend la leçon d’un art donnant le primat à la main et à l’intelligence de la forme saisie par le toucher. Leçon qui oblige à revoir le rapport entre la tridimensionnalité du motif et sa figuration dans un plan. A l’inverse de l’espace perspectif qui sacrifie le modelé et le rendu de la profondeur et réduit la figure à la surface d’une silhouette au profit de la géométrisation du plan et de sa constitution en espace optique à trois dimensions, le cubisme retrouve Cézanne et ses baigneuses dans le style géométrique des statuettes figurant les déités des Peuples Premiers croisés aux détours de l’aventure coloniale. Fort de leur leçon, il livre une figure stylisée qu’il habille d’une cuirasse de cristal et de lumière. En débordant la description optique des surfaces, sa description en arêtes d’angles du modelé suggère au regardeur de puiser dans son expérience tactile pour ressentir la présence charnelle de la figure en même temps que la perfection géométrique et abstraite qui l’en sépare pour le constituer en objet du désir. Lui faisant à la lettre toucher de l’œil la beauté plastique émanant des rapports harmoniques entre symétrie et proportionnalité. Ce surcroit idéal de puissance d’exister confère à la figure une dimension monumentale qui mobilise les sensations corporelles du regardeur fasciné. Surcroit de perfection que les peuples premiers attachent à leurs idoles et qui devient l’attribut des figures de l’art contemporain et leur donne leur aura.

La variation continue de la ligne courbe de Matisse parachève la formulation de la figure féminine générique et abstraite qui convient à la vision moderne et au contenu sexuel supra individuel des valeurs nouvelles. Ses collages analysent la figure d’une découpe débordant la ligne de contour des membres pour les saisir d’un bloc avec leur attache au torse. Le trait allant chercher la courbe d’arc dont les inflexions intègrent tous les points d’arêtes des angles générés par la description cubiste pour donner à la forme une ampleur gravide excédant les deux dimensions des surfaces appréhendées par la vision optique.

C’est ce trait décrivant une forme oblongue, ovoïde, se refermant à son pôle le plus étroit sur les muscles allongés qui habillent de chair l’ossature pour s’ouvrir en gainant l’attache du membre au torse à son pôle le plus large, qu’Agnès Lévy fait sien. Dès ses premiers travaux on reconnaît cet ample trait arqué qu’elle graisse d’ombre pour marquer la découpe des figures et les enlever sur un fond nettoyé, sans fond aussi bien que sans profondeur. Tout l’effort de la jeune artiste se concentre sur son tracé et la simplification qu’il assure à l’organisation de la figure afin de privilégier la monumentalité de son emprise sur le plan du support.

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La stylisation géométrique cubiste réenchante la chair. L’abstraction qu’elle injecte dans la figure l’élève à la généralité. Au delà de la particularité du portrait, elle saisit la figure en tant que lieu commun où le particulier ne trouve place qu’à travers la fulguration de traits de visagéité ou de corporéité. La figure cubiste devenant le lieu autant que le vecteur d’une expérimentation des valeurs sexuelles nouvelles qui s’instaurent parallèlement au progrès de l’émancipation des femmes. Chez Picasso, encore avec Bacon, ces traits singuliers se brisent en marques rythmiques abstraites pour déformer la figure dans ses régularités. Points focaux de l’œuvre, ils assurent aux figures exhibant la généralité de leurs attributs géométriques, un destin, une instanciation qui les réalise sous ces traits singuliers. L’économie de la représentation de l’objet du désir ne s’en trouve pas pour autant déjouée. Elle connaît seulement une mutation. La part de perfection géométrique de la figure gomme ses particularités et élève sa généralité à un attribut surhumain. Mais non sans que le désir retrouve son objet sous l’hyperbole de son nouvel habit générique. La perfection géométrique prêtée aux figures ne les élève pas à un tel niveau de généralité qu’il les unifie au-delà de la différence des genres. Au contraire, elle ne prend sa vigueur qu’à dire avec une force renouvelée la différence sexuelle. Celle-là même qui fonde les croyances des Peuples Premiers à travers le récit d’une Genèse du monde dont elle est le principe moteur. Et qui, à l’aube du 20ème siècle, recompose son arrimage à la culture pour compliquer la différence des genres de la différence sociale assurée par cet autre du sexuel qu’est l’argent. Non sans que la cartographie de cette différence, qui traverse tout les genres et étend sur eux son empire, ne proroge selon un partage renouvelé celle de la domination masculine.

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Lorsqu’elle relance ce dispositif, Agnès Lévy est une jeune femme révoltée de ce qui subsiste du lieu commun mettant le peintre face à son modèle féminin dans la perspective de représenter sa chair afin d’en extraire de la volupté. Frida Kahlo, Germaine Richier, Louise Bourgeois, tant d’autres, ont porté un autre regard sur le corps des femmes, le rapportant au désir en tant qu’il lui est immanent avant tout regard auquel il répondrait d’être constitué en tant qu’objet. Une ambition puisée aux mêmes sources conduit la jeune artiste à envisager une proposition plus frontale. Expérimenter en sens inverse la volupté qui se peut extraire en prenant le corps masculin pour objet de son regard. Après ses premiers travaux à partir de photographies rapportées d’Afrique de grandes femmes noires dont l’ampleur corporelle enveloppante et pleine d’accueil et de douceur semble naturellement appeler le trait de découpe des collages de Matisse, elle se tourne vers la question qui l’occupera pour les vingt années suivantes.

La figuration abstraite définit la figure comme production de la main plus que celle de l’œil. C’est la main qui assure son montage. C’est un espace accessible à l’intelligence de la main qui s’ordonne à travers la géométrisation qui le fonde. C’est encore la main qui se reconnaît dans le bloc de matière qu’elle projette sur son plan de travail. Elle qui répète ses touches sur un mode analogue au geste percussif du sculpteur qui dégrossit sa pièce puis donne à ses profils le tranchant qui articule leurs masses et souligne les protubérances qui font saillies vers le regardeur pour porter leurs significations particulières à sa connaissance. C’est la main enfin qui tient dans son creux la mesure et qui détermine jusqu’où il se peut que la forme l’excède pour se faire expressive et conférer à la figure sa monumentalité. Elle qui outrepasse la perception de l’œil pour s’adresser directement au corps du regardeur et à ses sensations tactiles en dressant devant lui le simulacre d’une présence supra réelle.

La main use du rythme et de ses variations de tempo comme mesure des coordonnées géométriques. Elle procède en fendant le bloc dans sa hauteur pour répartir les masses selon un axe vertical. Puis elle ouvre cette fente, l’étoile selon un axe latéral qui marque un centre. Une figure se dessine que la définition de ses attributs de genre fait émerger du bloc. Sur le plan du support pictural, la main monte sa figure selon le même processus. Le geste rythmique de sa touche se repère selon les mêmes rapports de symétrie et de proportion qui commandent la taille. Un bras et son appareil d’attache pectoral ont une valeur de masse. Elle doit jouer avec celle du bras opposé, ou aussi bien celle d’une jambe ou de l’autre. La main détaille les masses de manière dynamique. Elle les oppose pour exprimer les assonances avec les autres parties aussi bien que les dissonances. Chacune de ses touches donne à la figure son style singulier, chacune module la forme selon les significations qu’elle dénote afin de construire un énoncé plastique ayant une intelligibilité sensible.

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Aux mouvements intenses dont Francis Bacon affecte ses figures, Agnès Lévy préfère les effets plus simples qu’elle tire de corps assoupis et comme en interruption entre deux actions. Ses grandes statures d’hommes d’Afrique sont saisies de front, immobiles, leurs charpentes musculeuses et ossues d’hommes de peine toujours en recherche de détente, montrées au repos. Leur nonchalance de posture, l’instinct par lequel leurs membres trouvent la position de moindre pesée où leurs masses s’équilibrent, permet à l’artiste de figurer également au repos leur attribut sexuel. Pointant par la mise en abime du repos entre deux actions qui s’impose à ces grands corps autant qu’à leur attribut le murmure silencieux et envieux des significations que le scandale de leur beauté virile suggère à l’imaginaire social.

Pour leur donner toute leur assiette dans le plan, elle les construit d’abord comme une cage, de manière à renfermer un espace vide entre leurs grands membres repliés. Au fond leur torse se dresse comme un mat qui supporte la clef de voute de la construction. L’arc des épaules en assure le rôle. Les triangles formés par les bras pliés et s’ouvrant vers le haut, appuyés respectivement sur les triangles inverses formés par les jambes également repliées et s’ouvrant vers le bas, referment l’espace. Tandis que les deux mains autour de la tête font une sorte de toiture à la pyramide de la composition qui se centre sur le membre.

L’art de la taille des Peuples Premiers ne s’embarrasse pas d’inscrire ses figures sur un plan. Il suffit qu’elles soient lourdement soclées par l’importance de la masse rassemblant leurs pieds. Partiellement habillées de l’emprise du bloc de matière dont elles émergent, une terre où s’élever leur est donnée. L’inscription de la figure dans un plan repose autrement le problème. Socler la figure, donner à sa masse son assiette demande de reporter la problématique axiale qui assure sa verticalité à la composition de la figure dans son ensemble. Il faut également prendre en considération la gravité exerçant une poussée inverse qui s’exerce sur elle et tend à son effondrement. Il s’agit de renforcer sa verticalité en lui donnant une base à partir de laquelle s’élever, et en même temps qui étoffe assez sa matérialité pour qu’elle puisse être creusée et prendre une profondeur autant qu’émaciée pour faire flèche en hauteur.

A ce prix, l’artiste installe sa figure dans le plan comme si elle l’avait en vis à vis. Mais, lui donner toute sa puissance de simulacre réussi et captivant suppose encore de mettre le processus en danger et forcer le regardeur à opérer de lui-même le redressement qui s’impose. La complication introduite par la représentation assise permet de creuser ses grands nus noirs d’une profondeur dite maigre parce qu’il est d’autant plus nécessaire de la suggérer aux sensations du regardeur qu’on ne peut compter sur des indications en provenance du fond sans fond, vide et neutre, sur lequel elle se détache. Tout se joue d’abord dans la puissance d’impact de la figure, de sa composition selon des rapports dynamiques de symétrie et de proportionnalité. Et en regard, à travers la stimulation du regardeur et ce qu’il construit à partir de ses sensations. Mais tout vient à son terme avec le pliage que la station assise impose aux membres qui se recouvrent, se masquent en partie, pour trouver l’équilibre s’ils sont au sol, ou pour occuper la position d’équilibre que leur offre un siège. Induisant le regard à imaginer les parties recouvertes et la profondeur dans l’espace entre les parties recouvertes et celles qui les gomment.

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A la suite d’une rencontre avec l’univers de la danse, l’artiste prend des danseurs pour modèles. Aux antipodes du corps immobile, ce choix la porte à l’exploration du corps en mouvement. Les premiers travaux marquent un profond renouvèlement. Ils approchent la saisie de la silhouette, le discernement de ses appuis et de leur perfection, le mystère de l’envol des membres au gré d’une gestualité policée et fluide. La multiplication des études rapproche finalement l’artiste du grand maitre anglais dont elle fuyait l’influence. Au delà de l’étude optique du mouvement à laquelle la danse convoque, elle reprend également le réalisme anatomique du regard de F. Bacon sur la chair et sa présentation des figures en écorchées. S’éloignant encore davantage de son choix initial pour l’immobilité et le primat de la main. Avant qu’un long cheminement la ramène aux préoccupations qu’elle s’était donnée. `

Ses grands corps nus africains cantonnaient la couleur à de larges aplats rendant lisible la distinction entre les masses renfermées par le trait et le fond sur lequel elles se détachent. Les écorchés reformulent le dispositif. Le réalisme anatomique qui distingue les matières et fonctions des constituants anatomiques, muscles, tendons, veines et artères, impose les couleurs au cœur de la figure. Dans un premier temps, l’artiste limite leur expansion. La couleur, la sensibilité à la lumière et aux ombres qui la régissent, sont le mode le plus immédiat de sa sensibilité. A l’inverse, son effort tend à la conquête des moyens plastiques offerts par le trait quand l’art de la composition qu’il enveloppe instruit la main. Cette démarche, déjà entamée par son nouvel intérêt pour le mouvement, la conduit à limiter sa palette aux couleurs franches, primaires et complémentaires et à allonger sa touche jusqu’au trait plutôt que poser les couleurs en leur donnant l’autonomie et la liberté de variation de la touche. Les études qui suivent font étalage des qualités plastiques que le travail de l’artiste imprime à l’étude du corps en mouvement. Elles élaborent une notation originale. L’artiste étirant en arabesque les traits brefs de sa touche de notation des formes pour analyser la machinerie des liens tressant les tendons, les nerfs, les cartilages et les chairs à même lesquelles ils s’insèrent pour se rattacher aux os. Mais son zèle à inscrire son travail dans les pas de la vision dominante du grand maitre anglais ne va pas sans se grossir d’un geste violent par lequel elle reprend possession de son travail.

Ses études anatomiques pleines des élégances du corps dansant subissent une intervention radicale et qui coupe cours. Puisqu’il s’agit de montrer la chair sous la convention anatomique des écorchés et dire à travers sa description ce qu’est la machine et comment elle fonctionne, nul besoin de montrer les rouages qu’elle fait tourner. Pour mieux voir de quoi il retourne, Agnès Lévy dépose sa figure sur la table d’opération requise pour son ouverture. Puis d’un geste tranchant qui se libère de la contrainte imposée par un chemin qui n’est pas le sien et qu’elle entend affronter, elle pose ses termes en faisant valoir que de deux choses l’une. Ou l’étude du mouvement, la figuration des membres et de leur grâce quand ils s’enlèvent du sol pour rejoindre leur fin qui est au ciel. Ou celle de la machine qui dans les soutes l’alimente. S’agissant de poursuivre l’exploration de la machine du corps sur un mode anatomique exposant l’enchainement matériel des causes et des effets qui l’affectent, elle choisit de retrancher ce qui n’est pas l’objet de l’étude et ampute sa figure de ses membres.

Une suite d’œuvres impressionnantes sort de cet agencement inédit qui affirme que le corps machine n’a pas besoin d’organe autre que les organes internes dans ses entrailles qui font qu’il absorbe l’air dont il tire un combustible et qu’il utilise cette énergie pour alimenter l’organe qui est au cœur de son fonctionnement. Ce qu’on voit, c’est un torse ouvert avec son ossature à claire voie et le bassin qui lui est accroché et qui sert de versant opposé au réceptacle des entrailles. Enfin on voit le membre masculin qui apparaît pour ce qu’il est. Le seul membre qui compte quand il s’agit de la machine du cœur.

Une femme peint un homme, en monte la figure. En ôte ce qui n’est pas essentiel à marquer l’altérité, pour ne conserver sous son regard que le réceptacle du cœur et le membre sexuel qu’il fait vivre. Agnès Lévy fait elle-même la synthèse. Son travail a pris des forces. Elle peut inscrire sa figure dans un plan, la hisser à une dimension monumentale. En exhiber et en transgresser toutes les coutures. Elle peut combiner les valeurs visuelles aux valeurs tactiles et soumettre la chair aux regards comme s’il s’agissait d’une carcasse ouverte sous le couteau du boucher. Enfin elle peut conserver à sa figure le mystère de la différence qui l’institue en tant que machine de volupté qui fait l’objet du désir pour lequel une femme se donne.

Reste au papillon à brûler ses ailes. Installée dans les soutes de la machine du désir pour en montrer tous les rouages, il lui reste à récuser ce dispositif d’emprunt qu’elle a seulement inversé aux fins de l’expérimenter. Soit à trouver sa propre sortie du paradoxe du même et de la différence qui le fait autre. Entre l’artiste et le modèle qui sert de motif à ses figures, la différence tient-elle au membre et à l’avoir ou pas ? Ou plutôt à cela que ce que l’autre a et qui tient à son cœur, elle qui le montre l’a également contre son cœur en tant que forme en creux et selon une relation réciproque ? L’artiste opte pour la part du cœur que le même et l’autre ont en partage. Il lui reste à se jeter dans le volcan.

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Une série d’aquarelles de l’île du Dodécanèse où elle se rend en été est l’occasion de reprendre le protocole de ses torses écorchés et en rebattre les cartes. A partir d’une embarcation assez éloignée du rivage pour que son regard embrasse d’un bloc la poussée rocheuse au dessus des eaux, l’artiste relève au trait noir les masses dont le chevauchement dessine la silhouette de l’île selon le lieu de son pourtour d’où elle l’observe. Elle pose ensuite les couleurs qui donnent chair d’une manière si singulière à son tracé d’armature. Plutôt que s’arrêter aux surfaces contrastées du relief et au fracas des feux croisés de lumière réfléchis par leurs arêtes aux angles à vif, l’artiste sonde en dessous des plans de surface, les soulève comme on ferait d’un couvercle. La circonstance insulaire, maritime et solaire, rassemble tout un dispositif à cet effet. Peut être est-ce la saison, la chaleur, qui invitent à dévêtir les corps et les présenter aux éléments pour qu’ils reçoivent leurs bienfaits ? Hors les murs de son atelier, au grand jour saturé de chaleur et de lumière, l’artiste éprouve sa vision de ce qui bat tel un cœur au milieu des choses en faisant des iles grecques autant de Sainte Victoire à peindre sous le soleil ardent de l’été.

Tout les sens débordés par l’Ile qui s’embrase sous la brûlure du feu solaire abandonnent à la main le rôle directeur au moment de prolonger ce qui se voit du tragique de ce qui ne se donne pas au regard. Chaque éclat de lumière brisant sur la roche est l’occasion de s’enfoncer dans la faille et sonder le sous-sol pour remonter au bout du pinceau quelque chose du flux des matières géologiques en fusion. Moment de la modification. S’émancipant de l’assujettissement au réalisme de la description anatomique, posées en touches serrées opposant sur un mode lyrique les contrastes les plus violents, les couleurs qui refluent sous son pinceau épousent la vie géologique qui élève l’ile des profondeurs de la terre volcanique jusqu’au-dessus des eaux sous la poussée du magma.

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La répétition est au cœur de l’œuvre. La touche colorée d’Agnès Lévy, les volutes qu’elle déploie, montrent au premier regard leurs rangs serrés Rythme, scansion, variations de la touche disent ce qui passe de son esprit à sa main et de celle-ci au pinceau qui travaille sans que les yeux rivés au motif n’interfèrent autrement que pour informer la main des variations de teintes dictées par la lumière. Ce sont là les éléments de ses analyses autant que de ses synthèses. Répétition des traits qui s’écourtent et se font marques. Répétition des marques dont les variations et les scansions pénètrent au cœur des rythmes colorés pour en faire une lecture qui les plissent d’ombre et de lumières Répétition des volutes colorées que la main arrange en plis ornementaux qui composent la forme en la parant de ses habits. Répétition de la variation continue des touches colorées dont le dégradé contraste les teintes au gré de ce que la lumière dicte à l’œil de la variation des reliefs et de leur exposition. Répétition hallucinatoire, rythmique et scansive, que la main effectue en mimétisme de l’œil ivre des sensations colorantes dont les collisions explosent en prisme sur sa rétine.

Pachypodium bispinosum est donné quatorze fois dans le Carnet 18. Autant dans le Carnet 19. Les dix sept carnets précédents sont peuplés de cactées proches ou très proches par leur morphologie. Pachypodium bispinosum reprend de même une note fondamentale de l’œuvre, en donne une variation heureuse qui est aussi bien une répétition de ce qui ne change pas chez l’artiste. Sa détermination à poursuivre son travail à la recherche d’une intégrité de la sensation de la forme interprétée et traduite dans un plan par la couleur.

Quant à la grande série des figures nues puis écorchées ( 1986 / 2007), elle expérimente durant vingt ans ce qu’un regard féminin peut extraire de volupté d’un corps masculin en se centrant sur l’objet du désir attaché à ce corps en tant qu’appareil sexuel. Et s’en donne les moyens. Moyens techniques, intellectuels et plastiques. Mais également moyens spirituels.

Agnès Lévy fonde son approche sur l’intégrité de sa démarche. Encore lui faut il aussi se convaincre de sa véracité. Ce qui peut sembler un raisonnement intellectuel renversant mécaniquement une situation sociopolitique lui apparaît bientôt sous un autre jour.

La figure peinte se construit avec la main qui la crée de la caresse de son pinceau. Le peintre qui peint son modèle en extrait immédiatement la volupté qu’il touche de la main. De même, une peintre tient son modèle entre ses mains et en jouit. Mais, la figuration abstraite suit une voie étroite. Une condition de son abstraction est de tenir sa figure éloignée de la particularité du portrait, éloignée de l’individuel qu’elle ne retrouve qu’en tant que pure singularité des traits ou affects qui la traversent et déforment sa généralité. Extraire de la volupté de son modèle, jouir du simulacre qu’elle en dégage, contredit à cette exigence. Est une pornographie. Formidable paradoxe. A modeler la chair de son pinceau, l’artiste la féconde et en jouit. Cependant il ne peut s’agir d’une jouissance d’objet. A proprement dire, la jouissance de l’artiste est une gésine. Elle engendre un simulacre qui est toute matière, mais sans autre consistance que géométrique et abstraite. Une matière, disons même une chair, simulée. Non plus une représentation conforme optiquement à son modèle, mais une forme abstraite portée par une idée proposant en jouissance à celle ou celui qui l’exprime une sensation amoureuse, une émotion charnelle qui trouve son terme selon un ordre esthétique et mental. Les figures de l’art contemporain sont des inventions d’artistes. Des propositions sensibles, mais spéculatives, dont l’intelligibilité est de l’ordre du langage en tant que trésor culturel commun. A l’inverse des idoles faites pour être l’objet transitif de l’adoration des regardeurs pour une puissance qui les subjugue, l’image qu’elles montrent n’est pas le simulacre transcendental d’un objet de désir. Mais une formation expérimentale qui suspend l’instanciation du désir à l’objet afin d’interroger le défaut d’immanence de l’ordre dans lequel il s’inscrit. Et auquel l’objet échappe d’autant plus que l’enquête s’affine et se prolonge. Révélant combien, dans son immanence, l’objet est indifférent à la prise imaginaire du désir instancié sur lui. 

Loin de mimer une relation sensuelle ayant trait à la satisfaction de son désir, en créant ses torses Agnès Lévy sonde le désir d’objet et comment en desserrer l’étreinte. Non pas quant à son objet, mais quand à sa forme de désir d’emprise. Son projet artistique est de se déprendre, de vider l’objet autour duquel se bâtit la relation d’emprise sous jacente au désir sexuel de tout ce qui se prête à cet empire. En témoigne l’invention d’une écriture plastique singulière à laquelle aboutit le lent processus d’enquête entrepris avec sa série de grandes figures.

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Surgies des profondeurs devant la tragédie géologique qui en inquiète l’existence même, les couleurs pures montées à son pinceau devant le spectacle magique mais fragile d’une ile grecque en suspens entre les vapeurs marines et le caprice de l’action volcanique sont rappelées par l’artiste pour exprimer sa vision poétique et lyrique de la vie renfermée dans un corps et qui en fait battre le cœur.

Sous l’enveloppe cristalline de la forme abstraite fonctionnant en tant qu’armature recouvrant la figure comme une peau autant que comme un exosquelette, la mise à nue de la chair devient source de sensations colorantes faisant l’objet d’un mode d’expression purement abstrait, poétique et lyrique, qui ne trouve à s’exprimer que dans l’aveuglement de la lumière du plein soleil de midi. Moment des épousailles des sens déréglés. Halluciné et devenu devin, l’œil sélectionne les couleurs pour la violence de leurs contrastes, tandis que la main, retrouvant l’art barbare du joailler et du sertisseur, agglutine ses touches et les graisse dans un effet de cloisonné. Affirmant le feu et l’éclat minéral des couleurs pures affrontées au cœur vivant de la chair.

Un cycle se clôt. Pour en finir avec l’objet du désir et rendre le désir à l’immanence de son écart avec tout objet, il reste à vider le torse des couleurs en fusion dont elle a peuplé ses entrailles pour ne conserver que son ossature. Non plus celle que l’anatomie lui prête. Plutôt celle, avant tout plastique, qui coule de son pinceau à force d’un long corps à corps explorant la manière la plus adéquate d’en rendre le frisson. Bref, au prix d’une longue expérimentation qui l’a amené à s’emparer de son objet, puis à s’en déprendre, Agnès Lévy se retrouve en possession d’un art de figurer d’un trait tout entier nourri par la répétition et la puissance de vide du battement rythmique qui habite désormais sa main et démarque sa pulsion.

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Les lignes d’arêtes produites par la jonction de deux ou plusieurs pans symétriquement opposés et de part et d’autre desquelles se lit le partage de l’ombre et de la lumière inspirent l’analyse angulaire cubiste, puis les lignes d’arc de Matisse reprises aussi bien par un Bacon qu’un De Kooning. Non sans que cet agencement porte une autre leçon.

Les arêtes présentées par la stylisation géométrique du modelé des statuettes sont ce qu’elles livrent au regard de plus saillant, ce qu’elles lui donnent à voir. Plus secret, leur toucher enveloppe l’acte créateur qui les produit. Peindre c’est aimer à nouveau a écrit Henry Miller. C’est créer la figure qui se monte. Et nécessairement selon un jouir fécond. Le toucher créateur est au cœur de la seconde leçon des statuettes.

Avant de se rejoindre sur l’arête de leur ligne de crête, les pans qui renferment et articulent les masses constitutives de la figure doivent être modelés. Ici, la main intervient en premier. C’est elle qui détaille le matériau de sa touche pour obtenir le profilage recherché. Ce mouvement de la main qui module la forme et la met en lumière, qu’elle répète en suite rythmées et scandées, est le geste secret de l’invention des formes au profit de l’œil qui, lui, ne peut que désigner la forme pour le verbe. Geste de la pensée créatrice en action sous la main.

Délaissant la notation de la forme par des tracés qui l’enveloppent ou la divise, pour faire ses derniers torses Agnès Lévy arrête son trait à la pose de courtes marques perpendiculaires à la ligne de partage de l’ombre et de la lumière par le relief, et dont les suites s’ourlent pour la suivre et la montrer en creux. L’inclination, la longueur, le graissage, le resserrement des marques nuance leurs indications.

La force du procédé tient à son aveuglement. Pour travailler la main se suffit du relais d’un regard qui touche. Regard aveugle, qui n’a jamais vu, qui ne reconnaît rien et qui laisse à la main, au corps, le soin de la première fois. Regard sans savoir. Qui ne sait pas ce qu’il voit. Qui voit mais n’interprète pas. Laissant au corps et à ses sensations relayées par la main de dire la rencontre avec sa vision. La part de réel et celle d’imaginaire. Profondément scellées. En sorte que ce qui est vu, perçu, senti, soit l’idée du corps. Ce que voit l’œil fait aussitôt l’objet d’une reconnaissance par le langage, par l’analogie avec ce qui est déjà connu. Quand le corps découvre le monde en en formant une idée plastique. Non sans effroi.

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Les tout derniers travaux montrent de grands sacs, ou des sortes de grandes chaussettes ou de bas, filés et échancrés et qui pendent, informes. Rangés côte à côte, on en compte quatre. Deux pour la partie gauche, deux pour la droite. Un premier en partant de la gauche, plus étroit et qui fait le rôle des deltoïdes se fondant dans le gras du bourrelet ventral. Un second toujours à gauche, qui figure la poitrine et en dessous les pectoraux. Et à droite, deux autres semblables, tout aussi informes et fatigués. Avec en dessous un triangle figurant le bassin, adorné du membre viril qui pend également, mais selon une oblique bornée d’un double trait qui fait de lui la seule forme qui tienne dans la figure.

Ce qui frappe au delà de l‘aspects couillard des formes, ce sont les traits dont l’artiste les a noté. Leur beauté, leur liberté. C’est la cursivité de sa notation, son économie. Aussi bien quand à l’analyse des formes, qu’en ce qui concerne ce qu’il est nécessaire d’en montrer pour en livrer la structure. On est loin du réalisme anatomique du maitre anglais. Loin de toute forme de réalisme à priori. L’artiste ne montre que ce qu’il sent dans ce qu’il voit. En premier lieu les vides scandant sa propre déprise. Elle est maintenant libre de son motif et des motions qui la portaient vers lui. Elle en termine.

L’appareil sexuel de sa figure est juste beau, indemne. Quand au tronc à quoi il tient, il n’est donné qu’à travers des valeurs plastiques qui ne tentent pas de le représenter, pas même sous la forme d’une carcasse entièrement dépouillée de ses chairs et ne montrant que les os. Il ne s’agit plus que d’une présentation de valeurs plastiques référées à des sensations de modelé, de présence sensible.

Mais encore une fois, l’essentiel est dans le trait. Par un simple automatisme, logique autant que sensible, le travail d’Agnès Lévy retrouve des traits qu’on reconnaît dans la peinture chinoise. Mais qui ont aussi bien droit de cité dans tout un pan de l’art occidental inspiré de l’art de l’estampe japonaise. En particulier, comme il se doit pour un style qui doit infiniment à son assujettissement aux nécessités de l’édition imprimée, dans les notations par lesquelles les bandes dessinées expriment le mouvement et sa vitesse.

Dans ce qu’on voit, on reconnaît deux grandes sortes de traits parmi les trois qui composent le lexique de l’art chinois de l’encre au pinceau. Les rides, qui sont des traits qui se répètent pour dire l’expansion d’une forme à la manière dont les tourbillons provoqués par une pierre tombée dans l’eau se répètent en s’amenuisant. Et encore les constellations de marques et de points que le peintre chinois pose en derniers, comme des propositions poétiques ultimes exprimant la peau de la sensation produite par le motif.

Quand aux traits d’armature que le peintre chinois pose en premiers sur la feuille blanche pour y inscrire les grandes marques organisatrices de l’espace sous ses quatre directions en y indiquant un centre d’où nait la figure, l’artiste se suffit de leur indication en creux. Ainsi, les traits que leur répétition désigne pour analogues aux rides sont-ils étoffés ici ou là pour en remplir la fonction. Sans pour autant qu’ils reprennent leur préséance et soient tracés en premiers. Au contraire, leur renforcement vient à postériori marquer le partage fondamental de l’ombre et de la lumière. Ce qui est si vrai que les variations rythmiques continues des marques et points répétés en séries rapprochées et liés en volutes ornementales prennent à leur tour la fonction des rides et concourent également à la suggestion en creux d’une armature de la figure qui apparait diffuse dans toutes ses parties.

Cet art de l’encre et du pinceau que l’artiste trouve dans son butin après tant de travail ne monte pas jusque sa main au hasard. En miroir inverse de l’art perspectif occidental, l’art de la Chine conserve le fond sans fond des inscriptions humaines depuis l’art pariétal. Le fond illusionniste de la peinture occidentale représente un moment. Une extension de la stylisation géométrique et abstraite qui engendre les premières formes d’écriture. Il produit l’espace perspectif conforme à la vision optique, avant de se déprendre de lui-même après que la photographie et ses suites appareillées multiplient à l’infini les images optiques jusqu’à les rendre triviales. Moment où l’Occident retrouve le fond sans fond. A travers les estampes japonaises remarquées dès le milieu du 19ème siècle. Puis avec la statuaire des Arts Premiers où il retrouve la formule initiale du croisement entre la ligne inspirée de l’imitation et déjà présente dans l’Art des Grottes, et la ligne en traits brisés exprimant les formes géométriques simples : barres, triangles, carrés et cercles les enveloppant, qui analysent toutes les formes.

Avec ceci de remarquable, que les traits d’armature que la main d’Agnès Lévy évite ou minimise sont équivalents à l’espace perspectif dans sa fonction de régence du visible et de l’invisible dans l’espace culturel occidental. Il leur appartient d’organiser l’espace culturel chinois, comme l’ensemble du bloc de civilisation Extrême Orientale. De fournir un modèle d’organisation indissociablement intellectuelle et politique. Non sans qu’à la lisière de ce domaine, et renfermé à l’autre pôle par le domaine occidental, on observe un Art des Steppes. Un art nomade. Qui ne connaît que les suites de marques et de points que la main scande pour offrir à l’œil une surface bourrée qui conjure le fond et ce qu’il a d’insondable. Art d’abord ornemental, trouvant ses structures, comme les limites posées à son expression, dans le matériau même où il opère ses inscriptions.

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En 2008, en contrechamp de la relation d’objet dont elle s’est déprise en même temps que de la confrontation avec la figure masculine, Agnès Lévy découvre pour un trait d’humour assez vif le mince sourire du pauvre feuillage d’épines que les cactées accumulées dans son atelier lui donnent en retour de ses soins patients. Jouant sur l’analogie de forme de certaines variétés de l’espèce avec le membre masculin, la signification connotée par leur dénomination courante de cactus souligne avec férocité sa dissonance avec les pauvres formes informes montrées par les variétés qui peuplent son jardin. Cette réversibilité des formes comme du sens est la leçon même de sa lente saisie de la différence sexuelle et de la mutabilité des rôles qu’elle distribue. Sous le regard attentif de l’artiste une autre propriété des cactées achève sa conquête. L’incertitude des formes sous son regard, leur défaut d’anatomie autant que les évocations multiples qui en découlent, vont de paire avec le continuum de leur chair ridée, creusée, fendue d’involutions profondes qui, entre protubérances et invaginations, nient la différence entre leur dedans et leur dehors.

Délaissant les toiles et les grands formats, l’artiste travaille d’arrache pied sur les grands carnets à soufflets en provenance de la papeterie chinoise ayant servi pour son travail d’été si fécond sur le motif des iles grecques. Les formes en effondrement des derniers torses, leur traversée selon une sensation plastique rythmique et simplifiée autant que déprise du carcan du préjugé anatomique, lui offrent le point d’appui d’un négatif d’ou peuvent naitre les suites ornementales colorées et baroques dictées à sa main attentive par les formes informes des Pachypodium.

Placée sous le signe aérien de l’humour, la notation nouvelle entrelace sa touche à son trait en le brisant deux fois pour le faire marque autant que couleur. Elle en finit avec la forme en tant qu’elle masque la chair, invitant l’artiste à donner enfin libre cours à sa vision organique du vivant qui, au delà de toutes les peaux, sait que chaque creux rejoint la chair, laissant paraître une autre peau également toute chair. En sorte que ce que la peau enveloppe et que l’on trouve à la creuser, c’est l’énergie de la vie.

Robert Albouker, été 2017