Torse, 2007

Centre d’Arts Plastiques de Choisy-le-Roi, 2008

Les mises en pièces d’Agnès Lévy

par Hubert Haddad

Catalogue

Sur des bâches détrempées ou des draps teints, sur de grandes feuilles surimposées, au moyen de collages juxtaposés, Agnès Lévy a longtemps jeté ses motifs: rochers ou cactées, têtes cornues de taureau ou de gnou, fragments d’anatomie – autour du sujet emblématique, corps masculin célébré à fleur de toile et de peau pour un rituel à jamais inaugural. “Pas de belle surface, sans effroi de la profondeur”, écrit Nietzsche. Dans un corps à corps énigmatique, Agnès Lévy s’emploie à ériger un ordre plastique vivifié par la couleur, rappelé au temps charnel. Les “corps et têtes à cornes” de la précédente décennie – ces nus décapités côtoyant des crânes de gnou aux allures de masques tribaux, lesquels donnent aux figures une force expressive évoquant Picasso, Lam ou Bacon – laisseront place à des effigies de nus couchés, torses renversés face au peintre et présentés hors perspective, souvent à l’envers comme chez un Baselitz, puis enfin aux torses dessinés, vastes encres sur papiers coréens. On devine chez cette artiste une confrontation palpitante au sacré – le corps sacrifié devenu objet cultuel, hiérophanique, dans l’enceinte picturale cryptée – dont elle échappe souverainement par son total investissement plastique, en soi profanatoire. Car la question du désir, toujours en suspens, laisse seule augurer des métamorphoses de l’art.

Les mises en pièces d’Agnès Lévy ne relèvent aucunement de l’anatomie mais d’une quête cézanienne des volumes et des tensions. Prétexte au trouble, sorte d’intention vitaliste, le corps étêté et démembré devient ici pur motif, sujet d’étude envoûté comme purent l’être la montagne Sainte-Victoire ou les bœufs écorchés des Rembrandt et Soutine. Un vif intérêt pour la danse contemporaine, ce poème autistique du mouvement, éclaire de manière oblique l’investigation du peintre. Libérée du carcan classique, la danse restitue en effet le corps à l’espace, elle investit impulsions et traversées par le geste, ce feuilletage de l’instant au gré des attitudes, lequel offre autant de poses fugitives à l’acuité distante du peintre. “La forme insaisissable et fière de la plus noble destruction”, dira d’elle Paul Valéry en la comparant à une flamme: “Ce qui n’arrivera jamais plus, arrive magnifiquement devant nos yeux.” Mais cette délivrance tout enivrée de l’excès de ses changements, Agnès Lévy ne cherche pas à lutter de vitesse avec elle afin de la fixer graphiquement, elle en extrait l’objet unique, à savoir le corps du danseur, sans regard pour l’événementiel scénique. Un tel modèle, comme sculpté dans le plus remuant déséquilibre – sorte de Thésée saisi dans le labyrinthe de ses pas et en quête d’un centre caché –, sait maintenir l’instable à l’arrêt: il a si bien intériorisé l’étendue et le mouvement qu’il est flamme lui-même, consomption d’énergies, contraction de dynamismes face au Minotaure. C’est paradoxalement qu’Agnès Lévy fait usage de ces postures, jamais à des fins narratives ou ornementales. Il s’agit pour elle d’appréhender l’insaisissable de la forme en privant le corps du danseur de son mouvement, tête et membres, pour ne conserver que son expressivité animale, en soi impulsive, figure tronquée entre jugulaires et creusement de l’aine, pectoraux et transverses de l’abdomen, comme si elle cherchait cruellement l’impossible, cette mémoire de la flèche perdue, vigueur rebelle et combien fatale des ligaments et des viscères que recouvre l’épiderme. Une fois le modèle proprement défiguré, il ne reste plus en œuvre que la peinture, l’abstraction vivante des formes qui appelle comme tout art originel l’épreuve des mythes.

Qu’est-ce qui différentie le danseur nu du cadavre autopsié? La peau, frontière ténue, questionne à la fois la vie et la mort, le support et la surface peinte, le dedans et le dehors. L’extérieur donne à penser l’intérieur au gré des variations sur le motif, collages et repentirs anticipés, déploiement musicaux du thème. Ainsi l’absence emblématique du visage conduit à dévisager les torses et les organes presque les yeux dans les yeux. La figuration brutale des corps pactise avec l’inanimé par un travail à plat, phénoménal, sur la nudité: la mise en page avec ses effets de sérialité, de superposition et de décentrement, à la fin supplanterait la nature du motif si l’énergie volontiers importune du dessin ne perpétuait le drame de la présence, du corps en gésine d’un geste intérieur, définitif comme la pourpre.

Par un usage contrasté du fusain et des papiers – violence du trait anatomique dans le contrepoint suavement carné des fonds et des collages –, Agnès Lévy poursuit sur des formats divers son entreprise de composition/décomposition dont le corps viril semble à la fois le prétexte, l’instrument et la gageure. “La peinture est une évocation, une opération magique”, rappelle à l’occasion Baudelaire, “et quand le personnage évoqué, quand l’idée ressuscitée, se sont dressés et nous ont regardés face à face, nous n’avons pas le droit, – du moins ce serait le comble de la puérilité, – de discuter les formules évocatoires du sorcier”. Agnès Lévy dialogue en silence avec la toile ou le papier, de toutes les manières, comme l’homme de Lascaux devant ses parois ou le danseur face à sa mort chorégraphiée, afin de donner un sens charnel, sans accalmie ni renoncement, à l’acte solitaire de peindre.

Hubbert Haddad, novembre 2008