Deux hommes, 1991

Nouveaux Regards  2005  

entretien avec Joël Koskas, Evelyne Rognon et Louis Weber

revue n° 31 octobre/novembre 2005  

Nouveaux Regards : Le corps joue un rôle essentiel dans votre travail aujourd’hui. Pourquoi ce choix ?
Agnès Lévy : C’était déjà vrai hier, mais d’une autre façon. Ce qui m’intéresse, c’est effectivement de montrer les corps. Mais pas de n’importe quelle façon. Je délaisse l’aspect narratif. Je m’éloigne du récit. Même lorsque j’ai travaillé le livre sur Rimbaud, je me suis écartée de toute idée d’illustration. En réalité, le corps comme sujet de mon travail s’est imposé à moi et aujourd’hui, le corps comme sujet et comme thème me paraît absolument essentiel.

NR : Comment faites-vous concrètement?

AL : Je travaille toujours avec des modèles. Ma façon de peindre, c’est donc aussi au départ un rapport au modèle. À partir d’un certain moment, bien sûr, je m’en détache complètement. Mais c’est la relation avec le modèle qui me permet de travailler, pour autant, ce n’est pas lui qui va déterminer ce que je vais faire. C’est moi qui impose ce qui va se passer, un peu à la manière d’une chorégraphe.

Je dois aussi préciser que jè travaille toujours avec le même modèle, en tout cas pendant de très longues périodes. Mais, même si le modèle ne change pas, ce n’est pourtant jamais la même chose. Le corps du modèle est en réalité un prétexte pour rentrer dedans, pour aller beaucoup plus loin. C’est la relation créée avec lui qui est importante et qui le permet.

En fait, c’est un certain type de pose qui me fait réagir. J’ai fait par exemple les corps renversés pour échapper justement au narratif. Les corps n’ont pas vraiment de tête et, quand je fais des portraits, les têtes sont divisées. Si je mettais une tête sur un corps, cela deviendrait identifiable, à la façon dont on met en avant un visage. Ce que justement je ne veux pas, pour mettre l’accent autrement à travers le travail pictural.

Quand j’ai commencé cette phase de ma peinture, je sortais de la danse et des décors que j’avais peints pour diverses chorégraphies. Je voulais faire autre chose. J’ai insisté pour que le modèle ait les pieds dans le sol. Je voulais affronter le corps pour retrouver le sens. J’utilise en fait des poses toutes simples, il n’y a jamais rien de très sophistiqué.

Je travaille beaucoup sur le torse en ce moment, ce qui oblige le modèle à rester debout. Pour d’autres œuvres, il était au contraire couché. Je peux travailler vingt fois à partir de la même pose, pour aller jusqu’au bout si c’est possible.

NR : Pourquoi cette insistance à dire : je veux rester figurative ?

AL : Il faut effectivement que j’explique cela plus complètement. Même lorsque je regarde l’œuvre d’un peintre – j’aime beaucoup de Kooning par exemple – j’aime voir de quoi elle parle.

Moi-même, je travaille sur les assemblages, on voit une oreille par ici ou par là. Mais on voit toujours que je parle du corps. Je veux dire quelque chose même si je ne raconte pas et ce quelque chose a à voir avec la figure humaine ou le corps. Il y a toujours un signe qui permet de le saisir.

Je sais bien que les peintres abstraits tiennent aussi ce discours. Eux aussi veulent signifier par leur travail. Ils ont trouvé une voie d’être peintre qui leur convient, mais qui ne me convient pas. Ce n’est pas mon histoire, ce n’est pas mon écriture, ce n’est pas ma propension. Je ne suis pas sûre d’ailleurs, dans le fond, d’avoir choisi réellement la voie picturale que j’ai prise, elle s’est imposée à moi.

Plus largement, je n’ai pas l’impression d’appartenir à un groupe. Il y a bien sûr des peintres, des chorégraphes, des écrivains, etc. -un isolement peuplé- que je fréquente, nous allons voir des ateliers, nous discutons de notre travail. Mais ce n’est pas ce que j’appelle une école.

NR : Vos tableaux représentent donc le corps mais ne le décrivent pas ?

AL : Tout à fait. Mais c’est forcément le corps de l’homme. Je crois que je m’ennuierais sinon. J’ai essayé pourtant. J’ai commencé à peindre des corps de femmes. Pour Rimbaud, j’ai pris par exemple une fille qui était une danseuse extraordinaire. Mais je m’ennuyais. Pour le dire d’une manière familière, je n’avais pas le jus.

NR : Parce que la femme est le double ou parce que l’homme éveille autre chose en vous ?

AL : Forcément, c’est aussi la mixité lorsque les hommes travaillent avec des femmes. Mais je crois que cela va au-delà en réalité, même si cela a à voir avec la sexualité. Ce n’est jamais neutre. Il m’est arrivé de travailler avec un danseur qui ne voulait pas se déshabiller complètement. Je l’ai donc peint avec son slip, cela m’a beaucoup intéressée de contourner le problème. Ce n’est pas quelque chose de gênant pour moi. Même si c’est plus facile pour moi lorsque je travaille avec quelqu’un qui a un rapport très simple avec son corps. Même la façon de poser est alors plus naturelle.

Ce qui est plus difficile à expliquer pour moi, si l’on accepte de sortir des lieux communs que cela peut suggérer, c’est la raison pour laquelle je m’intéresse plus particulièrement à certaines parties du corps, le ventre, la poitrine, le sexe …

NR : Comment construisez-vous vos tableaux, qui ne se résument évidemment pas à la représentation d’un corps ?

AL : Je commence par les fonds, ce qui me paraît très important. C’est le fond qui déclenche en moi le tableau: certains jaunes, certaines toiles déjà utilisées .. En réalité, c’est d’abord la couleur. C’est elle que je choisis en premier, selon la période. Si je m’intéresse au rouge ou à la couleur de la peau, je fais plusieurs tableaux pour que les toiles s’affrontent, jusqu’à ce que j’ai l’impression d’avoir épuisé le sujet. Je passe alors au jaune par exemple. J’utilise. des pots de peinture pour passer le fond sur une grande surface. C’est très physique, ce qui permet de réfléchir.

Après, c’est le contraire, avec les modèles, c’est plus fin, plus incisif. Chaque trait compte, alors que cela a moins d’importance pour les fonds.

En fait, j’utilise assez peu les techniques très élaborées que j’ai apprises sur le tas. Mais c’est assez difficile parce qu’on ne sait pas a priori ce que l’on va utiliser plus tard. L’apprentissage continue donc en même temps que je peins et la technique que j’utilise se construit tout comme le sujet! Elle change d’ailleurs avec le sujet. Et quand je peins des cactées ou des poissons, j’utilise des matériaux et des formats très différents. Je choisis le sujet d’abord et opte ensuite pour la technique en fonction de ce que je veux faire.

NR : Y a-t-il des lieux que vous appréciez particulièrement pour travailler ?

AL : L’atelier. Mais je quitte aussi mon atelier. J’aime beaucoup travailler sur des livres, sur des décors. J’ai répondu par exemple à une commande d’entreprise qui voulait garder la mémoire de ses professionnels en faisant leur portrait. J’aime cela parce que cela me fait sortir de mon atelier et que cela me colonise d’une façon profitable.

NR : Comment êtes-vous venue à la peinture si vous n’avez pas appris les techniques ?

AL : J’ai fait une école d’arts appliqués mais j’y ai appris un autre métier, que j’ai d’ailleurs exercé en faisant des illustrations pour la presse par exemple. Mais cela ne me convenait pas. J’ai appris le dessin toute seule et non pas dans une école d’arts, où cela se passait à mon époque de façon très académique. J’ai certes suivi des cours.

Le saut a eu lieu lorsque j’ai fait poser les modèles.

Faire des illustrations, c’est toujours travailler dans un cadre qui est imposé plus ou moins. J’ai aussi travaillé sur commande et, dans ce cas, ce n’est pas le même engagement que lorsque je travaille plus librement, où je compose avec d’autres choses et sans les protagonistes de la commande. Comme avec François Raffinot par exemple, lorsque je travaille sur des décors pour une chorégraphie. Ce que je préfère; je crois que, d’une certaine façon, il faut un peu se mettre un danger pour créer.

NR : Que se passe-t-jl quand vous travaillez avec des artistes d’autres disciplines, comme par exemple un choréqraphe ?Y a-t-il une forme d’hybridation?

AL : Pour moi, cela se passe très bien à condition que le partenaire, le chorégraphe par exemple, me laisse totalement libre, ce qui est le cas avec François Raffinot. Certes, il a ses propres idées. Mais s’il m’a sollicitée, c’est aussi parce qu’il connaissait mon travail. Ce qui crée une situation particulière. Si ce n’est pas le cas, c’est beaucoup plus difficile: Il faut donc qu’il y ait une vraie rencontre. Ensuite, nous discutons bien sûr au fur et à mesure que le travail avance. On suit chacun le travail de l’autre.

Danse et peinture s’imbriquent d’une certaine façon. Ce qui m’a un peu déroutée avec la danse, c’est de devoir quitter mon atelier, travailler à Berlin, au Havre, etc. C’est d’ailleurs cette activité qui a rendu plus évidente mon attirance esthétique ancienne pour les danseurs comme modèles.

Le chorégraphe savait que je m’intéressais beaucoup à la danse, cela a compté dans le fait qu’il m’a sollicitée.

NR : Vous avez tout de suite pu vous intéqrer dans le SIJStème des expositions et des salons ?

AL : J’ai envie de montrer mon travail et de me confronter, même si c’est parfois un peu délicat, à la manière dont les autres vont éprouver l’impact de ma peinture. C’est pourquoi je fais les efforts nécessaires pour que des expositions puissent avoir lieu régulièrement en France et à l’étranger.

Propos recueillis par Joël Koskas, Évelyne Rognon et Louis Weber
NOUVEAUX REGARDS N°31 / OCTOBRE-DÉCEMBRE 2005