
Galerie Thierry Marchand, Paris 2008
Torses
par Luc-Henry Choquet
Thierry Marchand présente « Torses », une exposition du travail en cours d’Agnès Lévy. Ce sont des corps amples, peints sur des papiers tout à fait extraordinaires, venant de Corée. Une série de corps, sans que le haut n’apparaisse et, néanmoins, ceci explique cela, comme autant de visages ; des torses où se cristallisent à l’usage un seul noir et blanc très profond ou l’addition d’une teinte dressée à plat, « plus augustes et plus mystérieux, comme l’écrit l’auteur du Temps retrouvé, que l’empreinte laissée sur la terre par le pas d’un géant ».
Dans le premier cas, le tracé qui se présente à la façon d’une sorte de grillage reprend d’une tout autre manière une « grammaire » déjà présente dans la série des peintures précédentes et des carnets japonais de la période dite des « gnous ». Le problème – les peintres avec leurs moyens posent toujours des problèmes- est encore celui de l’image que nous nous faisons de l’intériorité : cette image doit changer. Toutefois, il est repris maintenant tout autrement : à n’en pas douter, jamais l’intériorité n’a été, comme l’illustrent ces torses, entièrement séparée de la chair et du squelette.
Dans d’autres cas, les torses agenouillés par exemple, des repentirs et des superpositions de teintes qui viennent du fond vers la surface, suggèrent la profondeur, le mouvement.
Dans tous les cas, à l’évidence, les figures ne forment pas un quelconque décalque du corps qui a posé ; il n’en est retenu que le torse voire la partie haute des jambes ; le style à travers lequel ils sont jetés sur le grand papier ruine l’idée même d’extraction, de sélection ou de prélèvement. Ils sont paradoxalement arrachés à l’idée même de nudité, éloignés d’une jouissance simple et sensuelle, d’une intention. Ce sont des métaphores, en vérité, qui s’offrent à nous, rappelant la vocation de la création à « l’indirect », loin d’un quelconque romantisme, Cette peinture quoique figurative n’est en rien narrative ; la dimension de la chose elle-même s’efface ; c’est le geste pictural qui vient au premier plan.
L’oeuvre demeure, en conséquence, loin de la « belle image » ; c’est autrement qu’elle nous arrête, nous affecte, car son impact est indéniable … par une profondeur inédite. Force est de reconnaître que chacun est renvoyé, ce faisant, à ses propres représentations, à son for intérieur. C’est en ce sens que l’on peut parler, pour ceux qui voudront bien se prendre au jeu, d’un effet de « réverbération » de ce travail.
L’exposition est complétée par quelques oeuvres plus anciennes, qui viennent illustrer la généalogie de ce travail, culminant dans les peintures récentes à travers l’intégration d’éléments plus anciens. En réalité, Agnès Lévy ne marque pas un temps d’arrêt, ne revient pas sur ses pas. Ce qui est exposé témoigne bien au contraire de l’avancée, de l’enrichissement : les éléments et les techniques – les grillages, les collages, une utilisation de la couleur qui a pu apparaître parfois « désarmée » au regard de qualités notoires de coloriste-introduits lors de périodes successives, sont aujourd’hui mobilisés de façon très heureuse, mis en tension dans l’espace de la représentation. L’artiste, se montre ainsi à nos yeux dans une durée paradoxale, dans un parcours, à l’instar de notre propre déambulation dans la galerie.
Il s’agit cependant, en conclusion, de revenir à ce qui nous frappe : une forêt, une foule de corps, des torses sur les murs, des spectateurs allant et venant. Que peut un corps ? Que peut le corps représenté ? A la fois peu et beaucoup : rappeler l’existence de la chair, matérielle et spirituelle, le geste du peintre, l’oeil et l’esprit.